Par Suzy Wong
Ce samedi d’octobre 2025 s’annonce… d’un gris Cohen, mais sans le panache d’une rédemption imminente. Je me suis levée, j’ai regardé le ciel – un plafond de plomb. Un temps parfait pour méditer sur l'état du monde, ou, plus modestement, sur l'état des chaussettes orphelines de fiston et du chéri. Par chance, Gucci n’en porte pas… ce serait l’enfer!
La question ne se pose même pas : pour affronter la chute des feuilles, la chute des températures et la chute de mes illusions, il me faut Léonard. Et si ce n’est pas Léonard, ce sera le désespoir. Mieux vaut la musique que le désespoir.
J’ai besoin de cette voix qui me dit: "Ne t'inquiète pas, ma chère. C'est normal de se sentir comme une vieille machine à écrire rouillée un jour de semaine, même si c'est samedi." Ses mélodies lancinantes, lentes, me servent de tapis roulant vers l'introspection. Ce n'est pas de la musique de fond, c'est un ordre de ralentir et de faire le point.
J’enfile mon pull le plus confortable, celui qui a vu trop d'hivers et qui porte les cicatrices des lessives ratées. En même temps, j'entends l'écho de sa prophétie murmurée, un hymne pour cette saison où tout se fane :
«There is a crack in everything, that's how the light gets in.»
Ah, cette fameuse fissure. En octobre 2025, ma chère, elle n'est plus une simple fêlure ; elle est grande comme le Grand Canyon, ma fissure. Elle n'est pas seulement dans la grande fresque délabrée de l'Humanité, non. Elle est nichée bien au chaud dans mon cœur, et je parie mes chaussettes orphelines qu'elle l'est aussi dans le vôtre. Elle sabote, bien sûr, mon plan quinquennal de rénovation – il était de toute façon beaucoup trop ambitieux. Franchement, la seule chose qui me maintient en service, c'est cette entrée de lumière obligatoire, ce mince filet de clarté traversant le désordre. Merci, Léonard, de me fournir une excuse poétique de premier ordre pour mon inaptitude structurelle. Un peu d'illumination, ça compense l'absence de charpente.
Je me prépare un café si noir qu'il pourrait être lui-même un poème de Cohen. Je le bois en regardant la pluie (qui ne tombe pas) transformer mon jardin en champ de boue philosophique. Je me souviens alors qu’il y a des thèmes récurrents dans la vie, comme le cycle des saisons ou la lassitude chronique. L’amour, bien sûr, est en tête de liste. Et c’est le moment où la mélancolie devient un peu coquine.
«Everybody knows that you've been faithful... give or take a night or two.»
Je pouffe. Le sarcasme, chez lui, est toujours un câlin masqué. Il normalise nos petites trahisons, nos arrangements avec la vérité, nous rappelle que l'honnêteté est vraiment un luxe que nous ne pouvons pas toujours nous permettre – surtout avant la deuxième tasse de café.
Je lance l'album de la consécration et je me sens immédiatement transportée. Je suis la narratrice de The Stranger Song, celle qui observe le jeu sans jamais y prendre part : l'étrangère polie qui sait que tout ça n'est qu'une série de rendez-vous manqués. Et puis vient Suzanne, douce et mystique. Je me demande de quelle Suzanne je suis l’écho ce matin. Suis-je celle qui « te nourrit de thé et d’oranges », sereine et désincarnée sur la rive ? Ou suis-je la femme, « à moitié folle », qui a simplement la flemme de s’habiller correctement un samedi ? Probablement un mélange des deux, vêtue de "chiffons et de plumes" ramassés au fond du tiroir de la procrastination. Ma seule certitude, c'est que je marche, moi aussi, sur l'eau boueuse de l'existence sans chercher d'explication.
Le seul hic dans ce voyage intérieur? La vie domestique. Mon chum et mon fils, Xavier, sont tannés. Oui, carrément. Ils ont développé une allergie audible à la pochette de The Essential Leonard Cohen. Leurs murmures de mécontentement rivalisent avec le tonnerre : «Maman, encore la compilation?» Mon pauvre Xavier, lui, a atteint son point de rupture. Il m'a suppliée : «Maman, pour l'amour de l'humanité, ne chante plus Sisters of Mercy à capella! J'ai l'impression d'être dans un confessionnal forcé!» J'ai bien ri. Ils n'y comprennent rien à la beauté de l'austérité répétitive. Je leur ai dit que c'était ma façon à moi de me préparer à la vie, et que de toute façon, «If you want a doctor, I'll examine every inch of you.» Ils n'ont pas ri.
Je laisse mon esprit vagabonder, peut-être vers une ancienne flamme, ou peut-être vers l'idée de commander des beignets (je suis cœliaques). Les deux sont également doux et potentiellement destructeurs. Les arpèges de guitare classique me bercent: c'est la méditation des gens qui ne peuvent pas s'empêcher d'être un peu désastreux.
Alors, ce samedi matin de fin octobre? C'est l'anti-jouissance. C'est l'acceptation élégante de l'inconfort.
Je respire. Je me dis que je suis libre, libre comme un oiseau sur un fil... un oiseau qui a peut-être un peu trop bu et qui a besoin d'une sieste.
«Like a bird on the wire, like a drunk in a midnight choir, I have tried in my way to be free.»
C’est le moment où le volume augmente, où l’on arrive au point culminant de la liturgie laïque. Hallelujah. Cette chanson, c’est le secret de la méditation cohénienne : un mélange parfait de désir physique, de désespoir théologique et d'un accord mineur douloureux. Ce n'est pas un chant de joie béate, non. C'est le « cold and it's a broken Hallelujah »— celui que l’on prononce quand on a perdu la bataille, mais qu’on a gardé le sens de l'humour. Mon Hallelujah, ce matin, est brisé par la culpabilité de ne pas avoir fait mon ménage automnal. Mais il est chanté haut et fort quand même.
Ce n’est pas de la déprime, c’est de la sophistication terminale. Et pour ça, Leonard Cohen est le seul gourou que j’ai le droit d’écouter. Le seul qui m'autorise à être une sainte, une pécheresse et une femme fatiguée, tout en même temps.
Maintenant, si seulement je pouvais me souvenir où j'ai mis mes vrais sous-vêtements. L'illumination attendra la fin de l'album. Et Xavier, il n'a qu'à mettre des écouteurs. Il est trop jeune pour comprendre qu'un homme ne se remet jamais d'une femme, pas même en mendiant à genoux. C'est ça, la vraie éducation.
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