Le prix de ma mobilité : un trou dans la bouche et dans le porte-feuille.

 Par Suzy Wong

 

Mon smartphone, ce petit tyran numérique déguisé en assistant personnel, m'a rappelé aujourd'hui la seule chose plus angoissante qu'un appel de l'agence du revenu un lundi matin : mon rendez-vous chez le dentiste. Et pas n'importe quel rendez-vous, oh non. Ce n'était pas un simple nettoyage pour éliminer les preuves de ma consommation de caféine à l'échelle industrielle. Ce serait trop simple. C'était un adieu. Un adieu forcé à une relique, une sorte d'exil buccal pour une partie de moi qui s'accrochait depuis un demi-siècle, défiant la gravité et les lois de la dentition adulte.

Il y a un an, j'ai flirté dangereusement avec l'idée de devenir une décoration permanente pour fauteuil roulant, le genre de bibelot immobile qu'on dépoussière les jours de grande lessive. Une chirurgie d'urgence de la colonne vertébrale m'a arrachée à ce destin… pour me jeter dans les bras du dentiste. J'étais reconnaissante, bien sûr. Jusqu'à ce que le ticket de caisse de ma mobilité me soit présenté : une dent de bébé, ma plus vieille et plus tenace amie, avait été fêlée par le tube d'intubation. Probablement un modèle "grand format" pour gorilles, histoire de ne pas faire les choses à moitié.

L'anesthésiste, un individu dont je ne me rappelle absolument rien, aurait aussi bien pu être la fée des dents en congé ou Hulk Hogan sous stéroïdes, m'avait assuré que tout irait bien. On a sauvé ma moelle épinière, mais on a assassiné ma dent. Un échange que je n'avais pas coché dans les petits caractères du consentement, juste après la clause sur "l'utilisation de votre âme à des fins promotionnelles". J'aurais dû lire ça de plus près.

Cette dent de lait. Cinquante ans de cafés corsés, de chips nature et de décisions de vie si douteuses qu'elles méritent leur propre série documentaire. Elle était une relique archéologique, un monument à la persévérance, le dernier bastion d'une enfance lointaine. Et elle a été vaincue non pas par la carie, cette ennemie insidieuse, mais par l'efficacité brutale de la médecine moderne. L'ironie était si amère qu'elle aurait pu me donner une carie rien qu'en y pensant.



La salle d'attente du dentiste sentait le désespoir, l'eau de Javel et une vague odeur de mensonges sur l'absence de douleur. La réceptionniste, une femme dont le sourire affichait tellement de dents qu'on aurait dit une publicité pour le brossage intensif, était une pure provocation. J'ai rempli les formulaires, confirmant pour la énième fois que non, je n'avais pas développé de nouvelles allergies à la douleur, à la condescendance, ni au bruit des fraises depuis ma dernière crucifixion dentaire.

"Installez-vous, Mme Wong," claironna le Dr Carrier, dont le sourire, calibré pour inspirer confiance, ne réussissait qu'à me rappeler un reportage sur les grands requins blancs avant le repas. Il a incliné le fauteuil jusqu'à une position que j'appelle "la victime impuissante offerte en sacrifice aux dieux de l'hygiène buccale". La lumière vive m'a aveuglée. Le spectacle pouvait commencer.

Avec ma bouche grande ouverte, remplie d'un écarteur qui aurait pu servir à écarter les mâchoires d'un alligator et d'un tube d'aspiration dont la puissance rivalisait avec un aspirateur industriel, le Dr Carrier a choisi ce moment précis pour me demander : "Alors, comment s'est passé votre été ?" J'ai répondu par un grognement qui voulait dire : "Mieux que ce moment présent, évidemment, où je ressemble à un poisson échoué sous les projecteurs, incapable de formuler une réponse sensée."

Puis sont venues les pinces. L'outil de prédilection des tortionnaires médiévaux, des bricoleurs du dimanche et des dentistes modernes. Il y a eu une pression, un craquement qui a résonné dans mon crâne comme le gong annonçant la fin du monde, et un sentiment de vide. La vieille squatteuse avait été expulsée de force, sans préavis ni considération pour ses cinquante ans de loyer gratuit.

Assise dans la voiture du chéri, une compresse de gaze dans la bouche me donnant l'air d'un hamster mélancolique ayant perdu son écureuil, j'ai contemplé ma nouvelle réalité. Un trou béant, une bouche endolorie et une prescription pour des analgésiques si puissants qu'ils pourraient endormir un éléphant. J'avais survécu, encore une fois. Je devrais peut-être envisager une carrière de cascadeuse.

Ce soir-là, j'ai porté un toast silencieux avec un bol de soupe tiède, en pensant à ma dent qui reposait probablement dans une poubelle à risques biologiques. À la moelle épinière qui fonctionne (pour l'instant). À la dent de bébé qui a combattu vaillamment contre la science. Et à l'absurdité de tout ça. Survivre à une paralysie potentielle pour finir par manger de la purée comme un bambin ou un vieillard édenté. La vie, quel sens de l'humour tordu et quel sadisme raffiné !


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