La sublimation du néant: Comment sept cadres ont triomphé de l'ordinateur éteint

 Par Suzy Wong

L'existence, disait l'autre, précède l'essence. Mais à Santé Québec (cette cathédrale d'ennui où les millions s'évaporent plus vite qu'un café filtre brûlant), c'est la facture qui précède toute forme d'utilité.

Considérez l'événement. Un budget, déjà colossal et indécent, avait été englouti dans les abysses de la «transformation numérique». Centaines de millions. Un chiffre qui, chez le commun des mortels, provoquerait un vertige; chez nous, une simple hausse d'épaule. L'outil informatique? Un vieux bazou à quatre roues, qui sent l'huile rance.
Et qui pilote cette caravane funèbre?

• 1. Le septenariat de l'incompétence bien rémunérée

Nous avions nos sept C’cadres TI, des figures ciselées par l'inertie, s'appuyant sur pas moins de dix-huit directeurs (les seconds couteaux, comme on dit à la cafétéria). Vingt-cinq âmes, nourries au grain subventionné, dont la mission officielle était de «gérer l'informatique».

Mais, mon Dieu, quelle horreur! Ces esprits brillants, dont l'agenda est si plein de réunions existentielles (où l'on débat de la couleur du papier à en-tête), se sont retrouvés face au mur: il fallait faire un plan.

Un plan! Comme si l'on demandait à un chat de rédiger une thèse sur la mécanique quantique! Leur vision, hélas, était embrouillée, ou pour utiliser un terme plus québécois, mêlée en maudit.
L'axiome de la bureaucratie: Plus vous êtes payé pour avoir la vision, moins vous devez la fournir vous-même.
Il fallait une purification. Une intervention divine, ou du moins, diablement coûteuse.

• 2. L'avènement du consultant: Le prix de la lucidité externe

Et voilà que l'idée germa: l'appel aux consultants.
Ce recours, non-obligatoire (notez l'ironie : le luxe de l'inutilité), est l'aveu le plus candide de l'échec intrinsèque. C'est le moment où l'on paye des étrangers, à des tarifs hallucinants et scandaleux (un taux horaire qui ferait pâlir d'envie le Tsar), pour venir vous dire ce que votre personnel vingt-cinq fois trop nombreux était censé savoir.

C'est l'essence même de la sublimation administrative. On ne résout pas le problème de l'incompétence; on le délègue à prix d'or pour que le résultat soit estampillé «expertise externe». Un simulacre parfait.

• 3. Les trois édits du plan directeur: Le triomphe du vague

Nos consultants, fins psychologues et maîtres en langage vide de sens (le jargon étant, après tout, leur seule marchandise), ont pondu le fameux «plan directeur». Voici les commandements, qui ne sont que le reflet de notre propre bêtise collective:

• A. La «rationalisation de l'Existant» (ou: On a peur de nos vieilles patentes)

Le dogme: Il faut de l'«interopérabilité».

Saviez-vous que nos systèmes ne se parlent pas? C'est l'anarchie, le gros désordre! Un système croit qu'il est encore 1995. Plutôt que de jeter ce vieux pot de beurre à la poubelle, on va payer des ingénieurs pour qu'ils créent une patente à gosses numérique qui surveillera le silence radio entre les deux. On appelle ça «l'orchestration des flux». Coût de l'orchestre: indécent. Le résultat: les anciens systèmes continueront de niaiser, mais on aura un joli graphique pour le prouver. C'est ça, la gérance.

• B. Le «recentrage sur l'usager» (ou: Les patients, ces curieux objets)

Le dogme: Le «parcours citoyen» est primordial.

Le patient. Cet être naïf qui croit qu'il mérite de voir un médecin. Quelle blague! Pour gérer cette attente grotesque, nous allons créer une application de marde sur laquelle vous passerez six heures à gosser pour finalement apprendre qu'il faut téléphoner. Mais le temps passé sur l'application est compté comme une «interaction positive». C'est le triomphe de l'apparence sur la réalité. On vous a vendu l'illusion de l'efficacité; vous avez acheté le droit de vous plaindre poliment.

• C. La «culture de l'innovation» (ou: Le setup du prochain contrat)

Le dogme: Créer un bureau de gestion du changement (BGC).

Le véritable génie bureaucratique réside dans l'art de s'auto-perpétuer. Le BGC est une cellule de crise permanente, dirigée par un nouveau cadre superflu (avec un salaire de riche). Sa mission? S'assurer que le changement se produit, ce qui est impossible sans... devinez quoi? De nouveaux consultants! En multipliant les structures, on dilue les responsabilités. C'est une stratégie exquise: plus on change, plus on reste pareils. Et plus ça coûte cher en tabarouette.

En somme, mes chers, vos impôts n'ont pas financé une transformation. Ils ont financé un acte de foi dans le pouvoir de l'inertie et le prestige des factures salées.

Quel triomphe!